Le Labo

L’entreprise libérée, vraie bonne solution ou vraie fausse piste ?

« Mais que fait le management ? »

Et si l’entreprise libérée était la solution pour rendre nos entreprises compétitives et assurer le bonheur au travail ?

Depuis la traduction du livre d’Isaac Getz (Liberté & Cie), le concept de l’entreprise libérée est promu par une multitude d’organismes, consultants, conseils, auteurs, chaque jour plus nombreux, comme un formidable nouveau modèle de management qui va enfin résoudre tous les problèmes de nos entreprises, les rendre compétitives et assurer le bonheur au travail.

Mais de quoi parle-t-on ? Est-ce un mythe ou une réalité ? Peut-on s’inspirer et tirer profit des exemples très convaincants qui nous sont présentés ou mieux vaut-il garder ses distances ?

L’entreprise libérée, de quoi s’agit-il?

Pour faire court et simple, nous reprendrons ici, à quelques mots près, la définition donnée par l’agence Possum interactive dans sa vidéo d’une minute, visible sur youtube :


C’est une entreprise où les salariés sont libres et responsables d’entreprendre toutes les actions qu’ils estiment les meilleures pour l’entreprise.
Partant du principe que les salariés sont les mieux placés pour savoir comment faire le travail, ces entreprises suppriment les procédures, les contrôles, la surveillance et les hiérarchiques qui s’en occupent.

Précisons qu’à l’abolition du rôle des managers, s’ajoute fréquemment celle des fonctions supports.
Les entreprises les plus citées comme représentatives sont : Harley Davidson, Morning Star Gore, Semco, Chronoflex, Poult, Sol, Favi, le Ministère Belge de la Sécurité Sociale, …

Est-ce une approche radicalement nouvelle?

Elle est souvent présentée comme une approche radicalement nouvelle, comme un mouvement né de lui-même. Mais il n’en n’est rien.
Ceux qui se sont intéressés aux évolutions du management de ces derniers siècles comme ceux qui observent les concepts à la mode qui se succèdent depuis quelques décennies, savent que l’entreprise libérée a une histoire et résulte de nombreuses sources d’inspiration.

Pour illustrer notre propos et sans prétendre à l’exhaustivité nous rappellerons ici les liens qui peuvent aisément être faits avec :

  • le management participatif (Peter Drucker et son concept de communauté de production puis de Direction Par Objectifs / Octave Gélinier et la Direction Participative Par Objectifs  / Karl Weich et « l’élaboration collective du sens au travail » / …
  • le management collaboratif (Annick Lainé : le partage des prises de décisions entre les acteurs de l’entreprise, la responsabilisation, l’autonomie ; … / Jérôme Delacroix : circulation libre de l’information ; conjonction entre les intérêts de l’entreprise et ceux des salariés ; …)
  • le concept de l’intelligence collective (Naomi Klein, Emile Servan-Schreiber ; Pierre Lévy ; Olivier Zara ; …)

Il semble également difficile d’ignorer les précurseurs des entreprises citées aujourd’hui et qui pourtant ont créé des entreprises libérées il y a fort longtemps : GODIN (1840) ; BATA (1894) ; OLIVETTI (1926) ; … /…  (voir les publications de Philippe Trouvé sur les utopies d’entreprises)

Enfin, rappelons que dès 1993, Tom Peters, auteur du « prix de l’excellence », publiait un nouveau livre : « l’entreprise libérée -Libération management- »

L’approche se veut empirique mais elle n’est au final dépourvue ni de fondements, ni d’un historique qui permet d’avoir un certain recul pour en tirer des enseignements.

Qu’est-ce que nous promettent ceux qui promeuvent ce modèle avec tant d’emphase ?

L’entreprise est confrontée à des défis de plus en plus rudes.

Pour faire face, elle est condamnée à innover en permanence, développer sans cesse son ingéniosité, son agilité, son adaptabilité, ses capacités et sa compétitivité.

Ce sont les salariés qui feront ou non cette aptitude de l’entreprise à riposter et à connaître le succès malgré un environnement qui est et qui sera de plus complexe.

En supprimant la hiérarchie, les procédures, le contrôle, la surveillance et en laissant les salariés prendre la main, l’entreprise ainsi « libérée » verra : ses performances et sa rentabilité exploser ; ses salariés travailler heureux.

« Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère du management » (Isaac Getz).
Nous serions tentés d’ajouter après lecture de son ouvrage et après avoir écouté tous ceux qui le plébiscitent et veulent le promouvoir : « nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère d’entreprises qui ne connaîtront plus que la réussite économique et sociale ! »

Peut-on tirer profit des exemples très convaincants qui nous sont présentés ou vaut-il mieux garder ses distances ?

Nos années passées sur le terrain et nos travaux de recherche, ne nous laissent aucun doute :

  • L’empilement des démarches, formations et concepts, pour améliorer la performance des équipes et la Qualité de Vie au Travail, est un non-sens.
  • C’est le travail en lui-même, sans rien y ajouter, qui rend les équipes performantes ; c’est le travail en lui-même qui fait qu’elles se sentent bien.
  • La mobilisation, l’adaptabilité, l’agilité, l’efficacité, la cohésion, le bien-vivre son travail ne se régentent pas. Ils s’auto génèrent.

Les entreprises, le management, les services des ressources humaines, croulent sous des actions, formations, démarches pour développer la performance et le bien-être, alors que ce n’est pas nécessaire.

Ce qu’il faut et chacune de nos interventions nous le confirme, c’est cesser de vouloir manager, conduire, diriger, l’amélioration de la compétitivité des équipes, la prévention des risques psycho sociaux ; cesser de vouloir fédérer, motiver, développer la cohésion ; cesser d’étouffer involontairement mais sûrement l’envie, l’ingéniosité, la capacité des équipes à faire le succès des entreprises.

Le bruit médiatique considérable que connait le concept de l’entreprise libérée et l’engouement qu’il provoque est, de notre point de vue, une très bonne chose.
C’est un formidable levier pour que soit beaucoup plus entendu que : l’efficacité, l’adaptabilité aux changements, la performance et le « bien-être » au travail, se développent naturellement et sans qu’il soit nécessaire de surcharger les entreprises.
Il y a de fortes chances que la promotion considérable de l’entreprise libérée, entraîne les organisations à se réinterroger sur leurs modes de management et qu’elle favorise une importante prise de conscience : il est urgent de passer des « équipes aviron » aux « équipes rafting » ; il est grand temps de sortir du taylorisme toujours présent dans l’entreprise d’aujourd’hui et de comprendre que les structures pyramidales forment des goulots d’étranglement, limitent l’intelligence collective, freinent considérablement la réactivité, l’innovation, l’amélioration continue, l’agilité, empêchent au final la performance économique et sociale.

Mais cette transformation indispensable des modes de management justifie-t-elle, pour autant, de démanteler nos organisations actuelles ; de supprimer les managers, les fonctions supports ; de transférer le pouvoir de décision ainsi que la résolution de tous les problèmes aux équipes ?

Doit-on pousser les entreprises à tenter de mettre en place un énième modèle managérial toujours plus prometteur que le précédent ; qui plus est, un modèle qui pulvérise les bases et les repères existants ?
Nous pensons que non. Et d’ailleurs nous pensons quelque peu caricaturale et dangereuse la présentation généralement faite
de l’entreprise libérée, telle que nous la relayons (volontairement) depuis le début de cet article.

Il nous semble important de ne pas succomber à la fascination, de ne pas se lancer dans une folle aventure en éradiquant l’existant, sans prendre un minimum de recul. Sans avoir distingué dans les exemples présentés, ce qui est idéologique et fonctionne grâce à un concours de circonstances particulières susceptibles de ne pas se reproduire ailleurs ; ce qui repose au contraire sur des fondements fiables et peut à priori se généraliser avec succès.

Sans prétendre à l’exhaustivité, voici quelques principes de l’entreprise libérée qu’il  nous semble indispensable de questionner.

On pourrait entendre, notamment lorsque le concept est présenté de façon simpliste, que la performance et le bien-être s’auto-engendrent à partir du moment où on supprime les encadrants et les fonctions supports ; où on laisse les salariés libres et responsables ; où l’entreprise est dirigée par un leader visionnaire et charismatique.

La performance et le bien-être reposeraient donc sur les individus eux-mêmes. Sur la capacité de chacun à : aller au-delà de bien assurer sa fonction ou son métier ; résoudre ce qui pose problème sur tous les plans (technique, organisationnel, fonctionnel, économique, relationnel, …/…) ; être créatif, ingénieux, améliorer constamment l’existant, innover ; être autonome ; avoir plutôt confiance en soi ; avoir une grande maîtrise de soi, de son relationnel, de son stress ; communiquer, coopérer avec efficience, être ouvert, capable de remise en question mais aussi de s’affirmer ; gérer les divergences sans se bloquer et sans créer de conflits ; mettre en œuvre et préserver la collégialité et l’entraide ; être bien dans son travail.

Or ce présupposé idéologique, d’un potentiel d’autant d’autonomie et d’un tel profil chez chaque individu, dénie la réalité.

Les risques sont alors de voir des collaborateurs sous pression et en difficulté face à un tel attendu mais sans réelle possibilité de le dire, puisque, enfin libérés, ils sont censés révéler tout leur potentiel mais aussi être heureux et se réaliser.

On pourrait très vite, dans de telles entreprises, voir se mettre en place, sans que ce soit intentionnel ou vu,  « l’up or out » où les moins bons se voient obligés de mettre leurs limites en souffrance ou de partir.
Les risques seraient aussi, pour ceux qui arrivent à se rapprocher du salarié idéal, de s’user et de connaître à terme les effets, dévastateurs pour l’individu et coûteux pour l’entreprise, de la sur-adaptation, du sur-stress, sans le percevoir.

Outre cette idéologie d’une maîtrise possible de soi, de son rapport aux autres, de son bien-être et d’un dépassement possible de ses limites, on voit aussi apparaître dans la plupart des présentations faites de l’entreprise libérée, une utopie de l’organisation comme un corps social uniforme, fondamentalement coopératif . L’ouverture à soi et aux autres permettrait toujours de finir par s’entendre. Ce qui à nouveau est un déni de la réalité où les luttes de pouvoir et d’intérêts animent en permanence la vie sociale et les relations dans le travail.

Nous cautionnons que le développement de la performance et d’un « bien-vivre son travail » ne se régentent pas et ne résulteront pas de moult actions ou démarches managériales.
Nous confirmons aussi que l’adaptabilité, l’accroissement des capacités et de l’efficacité, le développement de la cohésion,  sont intrinsèques à l’homme et s’auto-génèrent.

Mais notre observation du terrain, notre travail de recherche et nos expérimentations, nous montrent que cela n’appartient pas qu’au salarié et au développement de ses savoir-faire et être.
La libération de l’intelligence, de l’efficacité et l’accès au « bien-vivre », dépendent avant tout de conditions psychosociales bien précises. Conditions que nous avons clairement identifiées et qui sont indispensables pour que les limites d’autonomie et les différences de potentiels et de capacités entre les individus, soient une réalité prise en compte ; pour permettre aux conflits qui sont et seront toujours présents -et d’ailleurs nécessaires- de se transformer en opportunités d’améliorations constantes ; pour pérenniser la coopération qui n’a pas lieu sans lesdites conditions ; pour éviter les situations d’usure, de surstress, coûteuses pour l’individu et pour l’entreprise ; …

Sans les exposer ici, ce n’est pas l’objet de cet article, nous pouvons affirmer que ces conditions psychosociales sont indispensables à la libération de la mobilisation, de l’agilité, de la compétitivité et du bien-être des équipes, mais aussi qu’elles sont suffisantes.
Lorsqu’elles sont présentes, ça marche.
Lorsqu’elles manquent ou sont mises à mal, ça grippe.

En d’autres termes, révolutionner toutes les organisations pour les transformer en entreprises libérées, supprimer l’encadrement et les fonctions supports, tout faire reposer sur les salariés, ne serait non seulement pas sans risques mais ce n’est pas nécessaire. Pas plus que la multiplication des démarches managériales mises en œuvre ces dernières années. Nous passerions tout simplement d’un excès de dirigisme à un excès de libéralisme.

Si les finalités sont que l’engagement, l’ingéniosité, l’adaptabilité, la performance et le bien-vivre des équipes, s’auto-génèrent ; que les entreprises gagnent en agilité et compétitivité, Il suffit de mettre en place huit conditions clefs souvent absentes ou mises à mal.

La mise en œuvre et le maintien de ces conditions sont simples à réaliser mais nécessitent la présence d’un management, d’un service RH. Ces derniers doivent indiscutablement réorienter leurs rôles actuels, modifier leurs postures, faire fortement évoluer un certain nombre de leurs pratiques et savoir-faire mais ils restent incontournables.

En résumé : oui à la libération de l’engagement, des potentiels et des énergies souvent étouffées ; oui au soulagement des managers et des services RH souvent à saturation de devoir tout porter ; mais vigilance quant au « copier/coller » du modèle de l’entreprise libérée surtout dans certaines façons de nous le présenter aujourd’hui.